Les communautés du libre

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hacklab bar par Aigars Mahinovs

Créer son entreprise, cela veut dire sortir du circuit des grandes entreprises, ce qui n’est pas chose facile. Bien sûr, abandonner sa voiture de fonction en région parisienne est presque un soulagement et abandonner un bureau anonyme au 23ème étage d’une grande tour relève de la jubilation. Par contre, il se révèle bien plus fâcheux d’abandonner tout le cocoonnage informel que constitue le savoir-faire et l’efficacité d’une tribu de « hot liners » informatiques. Au-delà des fonctions, c’est un ensemble de liens qui se brisent soudain, et laissent l’individu un peu interrogatif devant le néant d’un ordinateur tout neuf mais très sec dans sa conversation.

Pour conserver l’appui d’une assistance cognitive à distance, il est alors très efficace de refaire sa vie avec les logiciels libres, par exemple à travers une base Linux très simple comme « Ubuntu »[ref]« Ubuntu » proviendrait d’un ancien mot bantou, Ubuntu signifierait « Humanité aux autres » ou encore « Je suis ce que je suis grâce à ce que nous sommes tous ». Ubuntu, c’est aussi le nom donné à un nouveau système d’exploitation Linux, créé en 2004 par une communauté du logiciel libre sud africaine puis repris et soutenu par un milliardaire. Ce système est l’élément indispensable au fonctionnement d’un ordinateur

Pour chaque logiciel propriétaire, on peut trouver l’équivalent simple, efficace et gratuit, développé par les communautés du logiciel libre. On ouvre ainsi une fenêtre sur l’innovation plus qu’ordinaire: l’innovation quotidienne de la CLL (communauté du logiciel libre). En observant d’un peu plus près le phénomène il est facile de constater que cette innovation en enchâssée dans un ensemble identitaire cohérent et suit un processus assez rigoureux.

La CLL une innovation issue de déviants

La communauté du logiciel libre est composée d’un réseau qui apporte du lien social à tous ses membres en utilisant les potentialités de partage des nouveaux outils de communication. Ils sont fédérés autour de figures mythiques et de légendes qui symbolisent une opposition à l’organisation marchande actuelle « le bazar contre la cathédrale », une lutte de David contre Goliath, pari impossible donc magique, satisfaction du moi idéal. Il s’agit d’une minorité active en ce sens qu’elle « possède ses propres positions, son cadre, ses visées qu’elle propose comme une solution de rechange » (Moscovici [1976]). Sa finalité est d’imposer la reconnaissance de ses conceptions des relations non marchandes, en les faisant adopter par la majorité. Pour faire entendre sa voix et exercer de l’influence sur tous les vecteurs de la construction des croyances communes, et faire modifier les lois normatrices, son message doit être présenté de manière cohérente et forte. La minorité est donc amenée à se conduire de manière consistante, signifiant par là « le caractère irrévocable de [son] choix et [son] refus de compromis sur l’essentiel ».

En France, ceci se concrétise par le dynamisme de plusieurs associations de promotion des logiciels libres (APRIL, AFUL, etc) et des manifestations rassemblant des publics nombreux; manifestations pendant lesquelles sont joyeusement mélangés la présentation des logiciels libres, des débats très animés sur des questions idéologiques, des astuces techniques et l’évangélisation de novices grâce à la démonstration de la rapidité et simplicité d’installation du système d’exploitation.

  • Dans les années 90 – Un nombre réduit de pionniers

Les pionniers au cœur du processus des communautés du logiciel libre étaient finalement peu nombreux, dispersés, solitaires. Ce qui a fait leur force, c’est d’être au cœur d’un réseau très dense de relations avec lequel ils étaient et restent en interaction constante. Une enquête menée par Ghosh et Prakash en 2000 révèle que la Free Software Foundation (FSF) constitue le noyau central du mouvement. Elle a été créée au début du projet GNU[ref]signification: « GNU’s Not Unix » et ses adhérents avaient initié en l’époque plus de 17 % de l’ensemble des projets développés par la communauté. Le total des productions de la FSF représentait 10 % de l’ensemble des logiciels libres produits. Les dix auteurs les plus prolixes de la CLL réalisaient à eux seuls 20 % du total des codes produits.

Ces pionniers étaient en contradiction avec l’ordre établi et prenaient des risques initiaux pour élaborer de nouvelles combinaisons productives (Schumpeter). Dans le cas du logiciel libre, les éléments de risque sont le partage de l’information en contradiction totale avec le copyright, d’autant que le cœur des développeurs travaille dans des entreprises informatiques (68 % pour le projet Debian en 2006) et la démocratie d’entreprise en contradiction avec le principe de hiérarchie« Une Entreprise libre est un groupe auto-géré d’individus qui lient leur sort au sein d’une structure à taille humaine pour améliorer la liberté de chacun à choisir sa façon de vivre et de travailler. Le mouvement du logiciel libre montre que, par le partage de l’information, on peut donner de la visibilité à ses compétences tout en bénéficiant des compétences et de l’expérience des autres. Des entreprises libres se regroupent au sein du réseau Libre-entreprise pour promouvoir une dynamique similaire entre elles et mettre en pratique la démocratie d’entreprise et le logiciel libre » source: charte libre-entreprise. Depuis 2000 la CLL s’est considérablement élargie par un processus de diffusion.

 

  • Les trois caractéristiques d’un groupe d’innovateurs

La congruence

Sous ce nom de communauté du logiciel libre sont fédérés des individus et des tribus qui n’ont rien à voir entre eux mais qui coopèrent. En effet, elles ont en commun des valeurs fortes issues de l’Ethos universitaire (Robert Merton), notamment le communalisme qui impose la mise en commun des informations et l’universalisme qui introduit la notion de jugement par les pairs et non par la hiérarchie.

L’intégration forte

Les membres de la CLL se rassemblaient originellement autour de normes sociales fortes. La communauté du logiciel Debian fait apparaître une polarisation sur le logiciel libre en réaction à la montée de la rationalisation des cadres: pas de hiérarchie pour stresser l’individu avec des dead line, un rapport direct avec l’utilisateur: les demandes viennent des « vrais » utilisateurs co-constructeurs, un respect de la qualité: le temps de bien faire, et un retour de l’œuvre: le plaisir de l’artisan. Ils sont en constante interaction et auto-régulation grâce aux listes de diffusion.Ces éléments sont validés par une étude réalisée par le BCG auprès de 684 hackers à travers le monde: 83% d’entre eux déclarent que la communauté du logiciel libre est la communauté à laquelle ils s’identifient. (Auray-Vicente [2006])

L’identité des membres de la communauté et le rassemblement des courants idéologiques se construit et se solidifie dans la lutte contre des monopoles au premier rang desquels Microsoft, utilisé par plus de 85 % du marché. Cet ennemi diabolisé prend rang de bouc émissaire du groupe. Contribuer au développement des logiciels libres revient implicitement à combattre la logique commerciale de Microsoft (Ferrary Vidal [2004]) dont les logiciels sont surnommés ironiquement « Windaube ».

L’appartenance à une communauté en réseau

Les développeurs du libre témoignent majoritairement du sentiment d’appartenance à une communauté. La reconnaissance par les pairs de la contribution à une solution technique de qualité est un facteur de motivation à un point tel que les membres de la communauté ont inventé un néologisme pour qualifier ce désir de reconnaissance: « l’egoboo » (Ferrary Vidal [2004]).

Ce réseau, ou plutôt ces réseaux, ont un certain nombre de caractéristiques qui font leur longévité.

Il est plus grand que l’espace où il est repéré

Les réseaux sont locaux, ou par projet, ou par association de défense, reliant les cercles en une toile de collaboration finalement mondiale. Rien que pour Ubuntu, des liens sont créés pour les mises à jour entre Kubuntu, Ubuntu et Xubuntu qui constituent trois distributions de systèmes d’exploitation différents. Les « forks », partages d’équipes lorsque deux conceptions du développement s’opposent, engendrent la création de nouveaux réseaux reliés au réseau historique initial.

Il donne accès direct aux personnes sans passer par un point central

D’après les travaux menés par Ghosh et David [2003] à partir du projet Linux, 75 % des développeurs de la dernière version de Linux échangent avec plus de 50 membres de la communauté.

Il est efficace

Il est facile de constater, en s’abonnant à une liste des associations du logiciel libre, combien les échanges sont nourris, passionnés, engagés, mêlant allègrement réponses pratiques, astuces de contournement des interdictions d’accès à certaines ressources, blagues et discours idéologiques. Ces listes véhiculent ainsi un cocktail puissant de transfert de savoir et de lien social.

Il est plus ou moins clandestin

Il faut tout d’abord être admis sur une liste de diffusion. De plus, pour construire un lien de confiance à l’échelle mondiale, les membres de la communauté s’identifient physiquement à l’occasion de salons ou de congrès et échangent des codes d’identification qu’ils incluent ensuite dans leurs échanges électroniques en signe de reconnaissance.(Ferrary Vidal [2004])

La distance

Tout en étant travailleur du savoir dans le monde marchand, ces développeurs se rapprochent de leur métier et se distancient de leur employeur. Le rejet de la notion de paiement et de celle de copyright, les éloignent des sociétés et du système dans lequel ils vivent. Des développeurs créatifs sont des développeurs indépendants (Amabile [1998]). Par exemple, Linus Torvalds a décliné l’offre de travailler pour une société commerciale spécialisée dans le développement de Linux car « il refusait de subir des pressions et de devoir faire ce qu’il ne souhaitait pas faire ». (Meyer et Montagne [2007])

Grâce au réseau l’innovation se diffuse et s’enrichit

L’utilisateur développeur ou co-développeur

« La plus grande innovation de linux réside dans le fait de considérer les utilisateurs comme des co-développeurs, ce qui constitue la solution la plus rapide pour l’amélioration des programmes et leur débogage » et surtout pour sa diffusion. En effet, font partie de la grande famille ceux qui, sans développer, participent à la construction commune par la détection de bogues (et éventuellement la proposition de solutions à ceux-ci), mais aussi par leur proposition en matière d’usage (Raymond, [1998]). De plus, le statut social d’un développeur se construit à travers sa capacité à fournir rapidement une réponse de qualité à un problème rencontré par un utilisateur. (Ferrary Vidal [2004])

Les années 2000 se sont caractérisées par l’arrivée toujours plus nombreuse des utilisateurs dans les communautés. Plus les logiciels devenaient conviviaux et simples, plus les utilisateurs s’éloignaient du monde informatique. Un nouveau type de projets a pu ainsi voir le jour, initié par des personnes dont le cœur de métier n’était pas l’informatique, mais qui possédaient des connaissances en informatique. De même, la faiblesse des documentations et traductions a pu être comblée par la patience et l’investissement social d’utilisateurs. Enfin, le graphisme et la convivialité ce sont nettement améliorés.

L’innovation enrichit par les expériences

Les évolutions des logiciels libres sont faites par les utilisateurs pour répondre à leurs propres besoins. Il existe maintenant autant de communautés que de projets du libre. Le site SourceForge.net en répertorie aujourd’hui plus de cent quarante mille et dénombre plus d’un million et demi d’usagers. En fait, ces logiciels s’enrichissent par « add on » réalisés par les uns ou les autres, un peu comme un lego.

Les « plots d’emboitement » sont standardisés, et l’intérieur est laissé libre au programmeur. Le code étant « ouvert », il peut manier allégrement le «copier-coller » pour créer une nouvelle forme.

Cette technique est devenue un standard du web 2.0, qui proposent des bouts de code à passer d’un site à l’autre pour « embedder » des vidéos, liens, etc.

La sélection pour l’utilisateur entre tous les modules possibles se fait par le bouche à oreille, l’affichage du nombre d’installation par semaine et la possibilité de voter, donner son opinion et voir celle des autres.

L’avancée des technologies, capitalisant chaque fois sur l’ensemble des innovations passées, permet de voir apparaître des modules paramétrables qui permettent une infinie variation, modules pouvant permettre à Monsieur tout le monde de créer et de verser lui-aussi au grand pot de la communauté.

Le capital social vecteur d’appropriation

Robert Putnam [1993] définit le capital social comme l’ensemble des entités informelles qui facilitent la coordination et la coopération entre les individus en vue d’atteindre un bénéfice mutuel.

Au sein de la communauté, les normes sociales communes permettent une auto régulation, et installent confiance, don au tiers représenté par la communauté et ses valeurs. La confiance « généralisée »– ou sociale – rassemble des individus qui partagent une même vision sur la manière dont le monde doit s’organiser » (Knight, 2000).

La consumation de temps pour offrir une œuvre à la communauté est le contre-don de l’accès à toutes ses largesses: la satisfaction de tout besoin concernant l’outil principal et quasi-exclusif des sociétés du savoir, l’ordinateur et ses logiciels qui gouvernent plus de 75 % de l’activité des pays développés. La force du nombre est remarquable. Il est rare de butter sur problème pour lequel la communauté n’ait déjà proposé de solution.

Les wikis du forum Ubuntu révèlent un phénomène assez étonnant, le temps et la patience qu’un individu peut investir pour expliquer pas à pas, la façon d’éviter une embûche ou de résoudre un problème sur lequel il a passé des heures avant de trouver la solution. Ce partage avec des inconnus fait penser aux randonneurs qui enlèvent du chemin la pierre sur laquelle ils ont trébuché, afin de faciliter le pas des suivants. Il relève du sentiment d’appartenance à quelque chose de plus grand que soi, l’impression de remplir une « obligation libre » envers le tout qui fait société.

De même, en basculant d’un logiciel marchand à Ubuntu, on peut constater l’importance que prenait soudain l’inutile: un certain nombre de fonctionnalités n’ont pour finalité que de se faire plaisir, de jouer ou « faire beau » en travaillant… les fenêtres qui se déplacent en se balançant nonchalamment, qui se ferment en s’envolant sous forme d’ avion en papier ou en se consumant sur place, l’écran qui peut se couvrir de gouttelettes ou de marques de feu, tout cela est bien loin de la rationalité utilitaire. C’est cet inutile qui fait le lien, le signe que le temps est un tout artificiellement divisé entre travail et loisir.

La généralisation de l’innovation

Les liens faibles constituent un facteur de diffusion en dehors des communautés initiales

Pour les développeurs, les liens faibles sont établis avec des développeurs qui débutent, possèdent généralement une vision plus pragmatique du libre, passent d’une communauté à une autre pour acquérir des compétences et bénéficier d’un réseau. (Meyer et Montagne [2007])

Pour les autres membres de la communauté, les liens sont également établis volontairement, dans le cadre de l’action de prosélytisme auprès de sympathisants. La 7ème Ubuntu Party organisée à la Cité des sciences et de l’industrie, a attiré 5000 visiteurs. Autour des dizaines d’intervenants et des associations présentes, c’est une centaine de bénévoles installeurs, animateurs et régisseurs qui ont permis cette réussite (Site ubuntu party)

Le risque du succès

Meyer et Montagne soulignent que mécaniquement, un nombre croissant d’individus sont amenés à bénéficier de l’utilisation du logiciel libre sans participer à sa production. En testant et en mettant en œuvre le produit, ils améliorent sa performance. Cette population d’usagers – non développeurs attire un nombre de sociétés commerciales de plus en plus important. De leur point de vue, l’insertion massive de passagers clandestins dans une communauté où les rémunérations directes sont absentes pose le problème des incitations individuelles à développer ou à participer. Ce risque n’est pas négligeable et pourrait constituer le virus destructeur à terme d’une partie du libre.

L’institutionnalisation

Par l’intervention des légalistes internes

La multiplication des intervenants nécessite en interne une organisation adhocratique qui s’est peu à peu installée, toujours en congruence avec les valeurs défendues par la communauté, c’est-à-dire la décentralisation et la liberté de développer. Ces organisation internes reposent sur des principes démocratiques et sont animées par la forte reconnaissance sociale de ceux qui apportent des solutions pertinentes à la communauté. La qualité du travail fourni, jugée par des pairs, donne une organisation basée sur la « méritocratie ».

Par exemple: le logiciel OpenOffice (bureautique). La présentation du projet précise que « un développeur qui a contribué de façon remarquable au projet peut voir son statut promu au rang d’entrepreneur pour ce projet et obtient les droits d’accès en écriture sur la banque de code source ».

Autre exemple : le projet Apache (serveur http). Il est composé de professionnels rémunérés. Leurs motivations sont techniques, c’est la fiabilité de la solution qui les intéressent. Ils se sont organisés en sous-projets afin que tous soient responsabilisés et reconnus pour leur participation et la qualité de leurs production. Des contributions ont été proposées par des personnes externes. L’intégration de ces contributions et l’acceptation des nouveaux contributeurs dans le groupe des développeurs s’est faite par cooptation et validation par un vote. (Demazière, Horn, Jullien [2003]).

Les deux figures précédentes illustrent à la fois l’organisation de la communauté du libre, et les luttes des « classes » en présence. Le dessin de gauche, réalisé par Microsoft, présente la communauté sous forme hiérarchique pyramidale, avec des gourous tout puissants; le dessin de droite, de source appartenant à la communauté du libre présente une vision totalement décentralisée de l’organisation, sans chef ni réel coordinateur.

Par les utilisateurs

Dès lors que les logiciels sont suffisamment normés et fiables, la diffusion continue auprès de masses de plus en plus considérables, tout d’abord par des utilisateurs individuels de plus en plus nombreux et inclus dans le système marchand.

Puis la diffusion en S continue dans sa seconde moitié par l’arrivée de masses normées: de grands utilisateurs basculent dans le nouveau système, selon un processus d’innovation dogmatique (décision du haut imposée aux utilisateurs). Ils récupèrent ainsi les produits de l’innovation mais pas les principes innovateurs d’organisation ayant permis leur éclosion et maturation.

Un retour à l’invention dogmatique

Dans le cas de la CLL, on peut citer le cas du ministère de la Défense qui continue de délaisser les solutions propriétaires de Microsoft, au profit d’alternatives libres. Alors que les 70 000 PC des gendarmes passent à Ubuntu, une grande majorité des 200 000 postes de l’administration du ministère est en train d’être équipée de l’outil de messagerie Thunderbird à la place d’Outlook et Exchange. (ZDN et France. Publié le 1 février 2008).

Par la logique du marché

Il est de l’intérêt de l’ensemble des acteurs (constructeurs de matériels, fabricants de logiciels, utilisateurs) qu’une architecture alternative se développe. C’est précisément ce que propose le monde du logiciel libre autour de Linux. Ils présentent un intérêt de régulateur du monde marchand, protégeant par leur action l’hégémonie dangereuse de quelques acteurs et de la dépendance envers certains Etats.

C’est pour cela également que, dans les années 90, la CLL a obtenu le soutien de Netscape, en opposition frontale avec Microsoft pour les logiciels de navigation, de Corel en opposition sur les suites bureautiques, et de constructeurs comme IBM qui subissaient les conditions de Microsoft. C’est pour cela qu’Intel a soutenu Red Hat – et donc Linux ( GENTHON et PHAN [1999])

C’est également pour cette raison que, bien qu’ils aient perdu la bataille européenne des copyrights et qu’en France ait été adoptée la loi Hadopi, ils bénéficient du soutien implicite du ministère de la Défense lorsque cette institution bascule entièrement sous logiciels libres. Paradoxalement, l’affaiblissement de Microsoft, avec la montée de la concurrence d’Apple et de Google, pourrait réduire à terme leur influence.

Conclusion

A travers cet écrit, pas à pas, il a été analysé de quelle façon les logiciels du libre suivaient l’aventure sociale du processus créateur exposé en sociologie de l’innovation par Norbert Alter [l’innovation ordinaire 2000]. « Organiser signifie standardiser, planifier, programmer, coordonner. Organiser consiste de manière synthétique, à réduire l’incertitude ». L’innovation est collective, et elle ne peut être ni planifiée, ni programmée, elle est fille de l’incertitude.

Elle suppose cependant de fournir un cadre coordinateur centré sur le recueil et le partage de ce qui l’advient grâce à l’imprévisibilité naturelle des événements, des pensées des hommes et des femmes. Ce cadre est un appareil et des rites cérémoniels entourant le don que chacun va faire au tiers que sont les valeurs collectives de liberté et de partage.

C’est ainsi que l’aventure du libre a pu naître au sein d’un monde universitaire encore protégé contre la montée des croyances en l’idéal d’une planification parfaite et de la maîtrise du risque, monde universitaire propice à la création de lien sociaux démocratiques.« La gestion de l’innovation suppose donc l’existence de relations sociales à la fois démocratiques et attentives aux risques de leur routinisation »[Alter N. 2000].

La communauté du logiciel libre est sortie de son cadre initial grâce à des individus confrontés à l’absence de sens d’un contrat individuel réduit à la rationalité de « travail contre salaire », leur imposant des objectifs et normes qui ne font pas sens pour eux. Ses membres ont alors construit leur identité ailleurs, dans une invention organisationnelle démocratique, basée sur le don au tiers, la réalisation d’eux-mêmes aux autres.

Cette organisation devient innovation à travers l’appropriation de ses productions par des collectifs de plus en plus étendus, mais elle risque d’y perdre son existence si le « hau » du libre n’est pas respecté par ces nouveaux donataires. Le flot exceptionnel d’innovations issues de la communauté du logiciel libre illustre parfaitement la capacité d’une organisation, tournée vers la création de sens, à libérer les forces collectives qui animent le mouvement incessant des organisations, modifiant le cadre dans lequel les sociétés imaginent leurs croyances, normes et références, chaque invention transformée en innovation peut alors servir de marche au prochain pas dans le mouvement commun de l’imaginaire collectif.

Ghislaine ROYER


Bibliographie

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AMABILE T. [1998], « How to kill creativity », Harvard Business Review, Vol.76, n° 5, pp. 77-87.

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DEMAZIÈRE D., HORN F., JULLIEN N., [2003], « Le travail des développeurs de logiciels libres. La mobilisation dans des “communautés distantes” », Communication présentée à la journée La représentation économique de l’acteur au travail, CLERSE, Villeneuve d’Ascq, 20-21 novembre.

FERRARY M. et VIDAL P. [2004] Les leçons de management de la communauté Linux, XIIIème Conférence de l’AIMS,Le Havre, 1-4 juin.

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