La danse des liens
La notion de lien est au cœur de la sociologie, de ce qui fait société. Durkheim a été le premier à mettre la notion de lien social en exergue dans la division du travail social [DURKHEIM E. – 1893].
Le mot « lien » a pour origine latine le terme « ligamen »[ref]Source : le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales[/ref] (lien, bandage) et signifiait dans la première moitié du XIIème siècle « attache constituant une entrave », c’est alors son aspect fonctionnel qui prédomine, quelque chose qui limite la liberté. Aujourd’hui le terme de lien a pris également un sens figuré, comme « Ce qui unit deux ou plusieurs personnes (ou groupes de personnes), établit entre elles des relations d’ordre social, moral, affectif ». C’est alors l’aspect union qui prédomine.
Ainsi, ce terme recouvre deux concepts très différents :
- les « liens- entraves » qui s’imposent à la personne du fait d’obligations définies et précises nées d’un accord, d’un contrat, ou de l’existence de concepts sociaux globaux qui la surplombent (par exemple le concept de lien de parenté, issu de la notion de famille).
- les « liens- fusion », nés de la connivence ou de l’amitié, souvent volontairement recherchés par la personne. Ils sont matérialisés par le partage sur plusieurs registres : 1) l’affect – la sympathie, l’amour de l’autre – 2) le cognitif – la possibilité d’échanger par une vision commune du monde et un langage commun et 3) le volitif – un but commun.
La déclinaison de ces définitions dans l’entreprise permet de distinguer les liens par leur origine externe ou interne:
- d’une part les liens formels – ou externes. Ce sont des liens subis qui limitent la liberté d’agir de l’individu par l’exercice du pouvoir d’un tiers légalement autorisé à le faire. Dans l’entreprise, le lien premier du salarié est de cette nature, c’est le lien de subordination né du contrat de travail. Il donne à un tiers le droit de disposer de la liberté d’agir du sujet en déterminant les tâches qu’il doit accomplir, et en ayant le pouvoir de contrôler ses actions.
- et d’autre part les liens informels – ou internes. Ce sont des liens nés de l’abandon volontaire [ref] Ou tout au moins ressenti comme tel, puisqu’il est influencé par les normes et valeurs du milieu auquel on appartient [/ref]d’une fraction de sa liberté pour accéder à un tout plus grand que soi.
La rationalité apparente des décisions de la structure véhiculée par les liens formels a toujours besoin de tenir compte ou de lutter contre les réseaux de liens informels pour atteindre la performance nécessaire.
L’analyse de la valeur des liens peut se faire sous deux angles :
- l’angle individuel qui s’intéresse à la stratégie de l’individu au regard de l’acquisition, la conservation et l’utilisation de son réseau de liens,
- l’angle collectif qui s’intéresse aux conséquences pour la collectivité de l’existence des liens en son sein.
Les deux sont liés.
L’analyse des liens est généralement décomposée en trois dimensions:
- la dimension structurelle (comment est organisé ce réseau des liens) c’est la science de l’analyse structurale,
- la dimension relationnelle (la nature des liens qui relie les individus qui la composent, les obligations qui sont nées d’un faire ensemble, de valeurs communes, d’entraide et de dons, etc.),
- la dimension cognitive (les connaissances partagées: langage, normes, savoir faire, etc.)
En fait ces trois dimensions sont interdépendantes, mais toute étude peut se faire en privilégiant l’une d’entre elle. Examinons un peu plus l’aspect relationnel.
Les liens ne sont pas des objets physiques. Ils ne peuvent s’observer qu’à travers les structures qu’ils génèrent, ainsi qu’à travers les actions et réactions aux croyances et valeurs qu’ils véhiculent :
- pour les liens formels,: structure hiérarchique précise et croyances en l’efficacité de la science managériale et du taylorisme,
- pour les liens informels, groupes de solidarité au contour flou et croyance en l’autre,
Leurs effets s’unissent et s’opposent tout à la fois.
Les liens formels et l’organisation managériale
Les entreprise, collectivités humaines, sont obligées pour produire des biens et services à plusieurs, d’ordonner la façon de faire (par les processus) et de coordonner l’action des individus. Pour cela la collectivité s’appuie sur une structure comportant une chaîne de délégations du pouvoir de décider de l’activité d’autrui. Cette chaîne de liens est connue [ref] « la relation hiérarchique est l’expression de l’exigence d’obéissance réclamée à chaque membre de l’organisation. Elle est formalisée dans l’organigramme, les fiches de poste ou leur équivalent, et rendue effective par les moyens de sanction de son non-respect. Le pouvoir hiérarchique est le lien qui unit l’émetteur d’ordre de celui qui le reçoit, il détermine le marché explicite ou implicite qui lie les deux parties et conditionne la possibilité d’exécution de l’ordre »[/ref] [Holcman R.- 2009] et permet de définir tout à la fois l’objectif, le langage ainsi que l’ordonnancement temporel et spatial de la production. Elle permet également la transmission des informations et l’application des incitations ou sanctions. Ces liens sont formels et reposent sur un contrat écrit : définition de poste, lettre de mission, etc. Le salarié est soumis à des liens de divers types, essentiellement hiérarchiques et fonctionnels. La délégation de pouvoir fait l’objet d’une cartographie, en théorie précise, symbolisée par l’organigramme de l’entreprise.
Le consumérisme et la prééminence des marchés financiers ont incité les sociétés à privilégier la prévisibilité des produits finis pour les clients, et des résultats pour les actionnaires, grâce à la taylorisation des process, leur formalisation et l’automatisation permettant la standardisation des productions. La flexibilité des coûts de production nécessaire à la constance des profits se fait par report sur les salariés du coût de la fluctuation des niveaux de production[ref]Ulricht Beck dans la société du risque prédit que nous allons vers un sous-emploi flexible. Didier Demaziere [D. 2010 cours du 1er Décembre 2009] analyse les deux marchés de l’emploi, le marché interne -qui perd sa vocation de carrière ascendante- et le marché externe qui sert de variable d’ajustement [/ref] [BECK Ulrich – 2001]. Le salarié devient également responsable de son portefeuille de compétences6 ; compétences que l’entreprise emploiera lorsque nécessaire.
La complexification croissante des techniques de production et l’accélération des modifications d’environnement concurrentiel (marché, technologie, etc.) ont conduit les entreprises d’une certaine taille à évoluer dans leur conception des liens formels. Selon la structuration retenue par l’organisation, se côtoient ou non plusieurs catégories de liens formels.
- les liens simples de l’organisation bureaucratique, pour lesquels lien hiérarchique et lien fonctionnel sont confondus,
- les liens doubles de l’organisation matricielle séparant fonctionnel et hiérarchique,[ref]Le supérieur hiérarchique organise et contrôle l’activité; le supérieur fonctionnel organise et contrôle l’expertise: c’est un lien technique[/ref]
- les liens triples, ajoutant aux précédents l’organisation projet.
Ces liens sont tout à la fois la conséquence et l’origine de processus de production supposés générer du capital économique par valeur ajoutée aux ressources utilisées. L’organisation formelle repose sur le concept de subordination, d’obéissance aux ordres imposant des actions de collaboration et la coopération technique entre les diverses ressources de production. Le pouvoir de faire agir une personne se fonde sur la possibilité d’octroyer récompenses ou sanctions, d’ordre matériel ou public. Il y a création d’un lien de domination, réducteur de la liberté d’agir. Les organisations essayent de limiter l’incertitude des comportements de l’outil humain et des processus de production, sans pouvoir éradiquer totalement les imprévus ou les nécessités d’arbitrages de priorité. C’est autour de ces zones d’incertitudes que s’organisent les relations de pouvoir [Crozier Freidberg 1977 [ref]L’acteur et le système de Michel Crozier et Erhard Friedberg 1977
Depuis Taylor, nombreux sont les développements de la science managériale associée à cette conception mécaniste du fonctionnement de l’entreprise. Elle s’appuie sur la domination rationnelle-légale décrite par Max Weber : on obéit à un ordre impersonnel s’adressant à la fonction remplie et non à l’individu, dans un monde de sociation : coordination d’intérêts motivés rationnellement.
Dans cette organisation rationnelle en finalité, les liens relient les éléments de la structure indépendamment des hommes qui physiquement représentent ces éléments. De plus, la précision tend à l’individualisation dans le pilotage des rouages du système. Se développent ainsi de concert. Valérie Boussard [2009], dans l’incontournable évaluation des performances individuelles souligne l’apparition de l’enseignement des « relations humaines » qui intègre un corpus gestionnaire de méthodes scientifiques ou pseudo, et l’utilisation de savoirs théorico-pratiques empruntés aux sciences sociales le contrat de travail individualisé prévoyant des parties variables fonction de performances individuelles, et le concept d’entretien individuel annuel précisant les objectifs personnels du salarié envers l’entreprise et jaugeant de leur atteinte. C’est donc de plus en plus un face-à-face entre l’individu et l’entreprise.
La relation avec les pairs est destinée à l’aboutissement des engagements personnels envers le supérieur hiérarchique, représentant symbolique de l’organisation. Même le comportement fait l’objet d’objectifs personnalisés par le chapitre « savoir être » des entretiens annuels. On reste dans la vision toujours prégnante du capital humain [ref] COLEMAN J. S. – 1988) Il est certain, qu’au cours des 30 dernières années, le développement le plus important et le plus original dans la science de l’éducation a été l’idée que la notion de capital physique inclus dans les outils, les machines et autres éléments productif, pouvait être étendue pour comprendre aussi le capital humain. Tout comme le capital physique est créé par des changements de matérieux permettant de concevoir des outils facilitant la production, le capital humain est créé par des modifications dans les personnes qui leur apportent les compétences et capacité les rendant capables d’agir autrement. (Dans cet article il développe ensuite la notion de capital social qui peut être créé par changement des relations entre personnes … allant ainsi vers des notions de moins en moins « physiques »).
Cette approche structuraliste des organisations modernes a été engendrée, et n’a pu se développer, que grâce à la multiplication des outils de gestion destinés à favoriser et asseoir le contrôle sur le fonctionnement des rouages de l’entreprise [ref]Amitai Etzioni [1964] identifie trois degré de participation de l’individu dans l’organisation: aliénation, calcul, implication morale. Les organisations donnent la préférence aux uns et aux autres en fonction de la situation réelle et des croyances de ses dirigeants.A ces trois formes de participation correspondent trois formes de contrôle – Le contrôle physique – « Coercitif » sur les corps (les badgeuses font partie de ce contrôle physique de la présence) – Le contrôle matériel – « Utilitaire » par l’argent (le salaire et les primes en récompense du travail) – Le pouvoir symbolique « Normatif », Valorisation de la qualité morale des actions (prestige u symbole social).[/ref]. Ces outils se sont sophistiqués, depuis leur première génération (plans et budgets) [BOUSSARD Valérie – 2005], engendrant tout d’abord une génération de normalisation des processus (normes, qualités réifiant les processus) jusqu’au plus récent (par exemple les ERP) destinés à modéliser l’entreprise et réguler les échanges.
Mais cette rationalité repose sur des croyances[ref]Il existe deux types de croyances, d’après Pareto (1916) cité par ALTER N. 2000. Les croyances positives en lesquelles l’individu croit sincèrement sans pouvoir les prouver et les croyances normatives qui sont admises parce que « ça se fait »[/ref], c’est à dire sur des mécanismes ou des faits que l’on ne peut prouver immédiatement.
Ces croyances sont régulièrement bafouées par la réalité[ref]Entretien de Pierre Tripier avec [VERGNIES J.F. -2006] sur son dernier livre « quand les organisation s’aveuglent »[/ref], rappelons les principales croyances telles que vues par P. Tripier:
- Concernant les dispositifs de formalisation et de contrôles : plus ceux-ci sont décrits, plus l’organisation est transparente,
- Concernant les règles : plus elles ont nombreuses, plus l’activité leur est conforme,
- Concernant le partage d’un langage commun : tous les acteurs donnent le même sens aux mêmes mots,
- Concernant les outils de gestion : ils permettent de rendre le management technique,
L’une des dernières innovations observée dans les entreprises est la séparation des fonctions d’animation et du soutien quotidien métier. Cette seconde fonction autrefois impartie au chef d’équipe, est confiée à une autre personne, le référent, dépendant d’un service commun à toutes les équipes. Les animateurs d’équipe sont quasiment tous cadres, les référents sont agents de maîtrise
- Concernant la hiérarchie : l’organisation fonctionne dans la complémentarité du tout et des parties.
Ainsi l’entreprise est mue par une croyance en la réduction des aléas par la multiplication des outils managériaux de simulation et de contrôle qui permettent de symboliser son fonctionnement, capter les informations sur l’action réellement en cours, la comparer à l’action prévue et prendre ainsi les mesures correctives nécessaires. Au fur et à mesure que s’installent la standardisation et les contrôles, les salariés de tout statut perdent un peu plus de liberté d’action et d’interprétation sur leur quotidien – la récompense devient liée aux résultats de statistiques.
Ce tableau de l’entreprise, aux prises avec les contraintes de fonctionnement engendrées par l’ensemble des inventions dogmatiques que la structure formelle décide et impose, conduit l’observateur à s’intéresser aux réactions du corps social. Les exemples de l’inventivité des collectifs qui permet de détourner les outils de contrôle imposés ne manquent pas ainsi que nous le verrons.
Les liens informels et l’organisation professionnelle
S’épanouissent également dans toute organisation, des structures souvent plus ou moins tolérées, mais parfois pour certaines encouragées
Surtout les structures informelles qui correspondent au dénommé« bon » esprit, comme celles créant des liens par pratique d’une activité sportive ou culturelle commune. Ces structures rapprochent les individus par des liens informels, totalement intuitu personae.
La complexification des sociétés
Durkheim dans la division du travail [1893] expose que les sociétés modernes sont caractérisées par le fait que les individus sont en forte interdépendance. Celle-ci naît de du développement de la différenciation des tâches. Michel Forsé [1981]dans son étude sur la sociabilité part de cette multiplication des sources potentielles de liens et analyse leur dispersion. Il montre que les relations, en terme de quantité et d’extériorisation en dehors de la sphère familiale et du voisinage, sont d’autant plus importantes que le niveau socio-culturel est élevé. Le cycle de vie a également une influence conduit à la multiplication des réseaux de liens auxquels un individu peut appartenir: familiaux, loisirs ou centre d’intérêts, professionnels, civiques, religieux, mode de vie, etc. Ces liens se créent lorsque les individus sont en interdépendance, donc lorsqu’ils sont soumis à une proximité physique dans une activité commune. Dans nos sociétés modernes, les liens sont de plus en plus choisis.Maxime. Parodi [2000] dans « la lente évolution de la sociabilité » reprend G. Simmel pour dire que la disparition des sociétés traditionnelles, n’a pas mis fin aux liens sociaux mais créé une plus grande liberté dans les liens qui se forment maintenant plus par communauté d’intérêts que par normalisation sociale. Précisons que ceci ne veut pas dire mélange des classes, mais différenciation des sources de liens. Les moyens de communication actuels leur permettent aussi de s’exercer par présence virtuelle.Notamment les communautés virtuelles des logiciels libres. A ce titre on peut citer l’article de P. Cohendet et alt. [2003] analysant les communautés de pratique et communautés épistémiques à travers le cas de Linux, ainsi que le texte de Didier. Demazière et alt. [2005] sur le travail des développeurs de logiciels libres]
L’existence de ces liens crée, non pas une seconde organisation, mais des bouts d’organisations parallèles, des réseaux informels mis en action selon les circonstances. Ces réseaux sont basés sur des liens de coopération volontaire. A l’inverse des structures formelles, ces organisations sont totalement dépendantes des personnes qui occupent une fonction et non directement dépendantes de la fonction occupée. La fonction importe indirectement pour les attributs de ressources qu’elle accorde à l’individu et dont le sujet et le collectif pourront bénéficier[/ref]. Ils ne sont pas transmissibles en principe à la personne qui succède à la même fonction, contrairement aux liens formels. Ces liens ont pour origine la satisfaction des besoins affectifs et cognitifs des individus. Le terme qui leur convient le mieux est la complicité, terme qui révèle à la fois l’empathie et le caractère secret de l’entente [ALTER N. – 2009]. Cependant, rien n’empêche que, parfois, un groupe informel coïncide avec une entité formelle de l’organisation.
Ces interconnections s’inscrivent dans le cadre de la communalisation : sentiment subjectif d’appartenir à la même communauté. Leurs motifs d’actions inclus les quatre déterminants décrits par Max Weber :tradition – ce sont les rites qui renforcent le sentiment d’appartenance à la communauté, affection – les sentiments et émotions tissent les fibres du lien, rationalité e en valeur – les communautés peuvent se structurer autour de valeurs communes et d’une vision partagée du professionnalisme, rationalité en finalité – elles sont utilisées pour aider l’individu à atteindre les buts qu’il s’est assigné volontairement ou qui lui ont été imposés.
Des liens informels au capital social
L’ensemble des ressources potentielles, nées des liens qui réunissent une personne à d’autres, constitue ce que Pierre Bourdieu a été le premier appelé le capital social[ref]Ce capital, outre les liens informels créés dans l’entreprise, il comprend tous les liens formels que sont la famille, et les liens d’amitié de la sphère privée ainsi que les liens nés d’études ou de professions communes[/ref]. Ce concept a connu un succès croissant au cours des deux dernières décennies.
L’aspect relationnel – le lien – n’est jamais défini seul, mais toujours amalgamé à ses composantes, car celles-ci impactent ses effets. Par exemple, les liens informels de l’entreprise conduiront à des réseaux différents selon les pouvoirs cognitifs ou organisationnels ainsi réunis, et selon l’interdépendance des individus.
Trois auteurs ont jetés les piliers de la théorie sur le capital social.
Pierre Bourdieu et l’approche instrumentale
La notion de capital social a été définie par Pierre Bourdieu en 1980[ref]Notes provisoires [BOURDIEU P. -1980][/ref]. C’est « l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’inter-connaissance et d’inter-reconnaissance ». C’est, l’appartenance à un groupe « uni par des liaisons permanentes et utiles ». « C’est la transformation de relations contingentes en relations nécessaires et électives impliquant des obligations durables grâce à l’alchimie de l’échange (de dons, de paroles) ». Cet échange transforme les choses échangées en signe de reconnaissance, et à travers cette reconnaissance en signe d’appartenance au groupe, et de ce fait défini aussi les limites du groupe.
C’est cette reconnaissance d’appartenance qui sépare le réseau de « l’extérieur ». En paraphrasant la métaphore d’Anzieu, il existerait au niveau collectif un « nous-peau ». Chaque acteur participe à la constitution du capital social dès lors que ses actions, ses paroles et sa personne font honneur au groupe. Chaque individu a le pouvoir d’utiliser le capital social à son profit. Nous sommes également dans le principe du « un pour tous et tous pour un », avec les limites des positions respectives de chaque acteur au sein du groupe: le leader du groupe pourra concentrer à son profit toute la puissance du groupe envers l’extérieur, alors que le simple participant du groupe ne pourra à la limite que l’utiliser pour lui-même en se targuant simplement de son appartenance à tel ou tel clan.
On retrouve ainsi dans cette définition de Pierre Bourdieu la notion d’acteurs. Elle apporte une clé d’éclairage nouveau aux relations de coopération en entreprise et sur les relations de pouvoir au-delà de l’organigramme officiel. Cette approche prend tout son sens dans le monde de la mutualité ou des coopératives.
J.S. Coleman et l’approche fonctionnaliste pour l’acteur
J.S Coleman [1988] définit lui aussi le capital social, mais à partir de ses fonctions.[ref]American Journal of Sociology [1988] p. 99 Le capital social est défini par sa fonction. Ce n’est pas une substance unique mais un composé d’éléments variés, ayant deux caractéristiques communes: tous sont des aspects des structures sociales, et facilitent certaines actions des acteurs – qu’il s’agisse de personnes ou d’acteurs de l’entreprise – au sein de la structure. Comme d’autres formes de capital, le capital social est productif, rendant atteignable la réalisation de certains objectifs qui seraient impossible sans lui – NB: Texte initial traduit par mes soins : Social capital is defined by its function. is not a single entity but a variety of different entities, with two elements in common: they all consist of some aspect of social structures, and they facilitate certain actions of actors – whether persons or corporate actors – within the structure. Like other forms of capital, social capital is productive, making possible the achievement of certain ends that in its absence would not be possible[/ref]
« C’est un ensemble d’éléments qui ont en commun deux caractéristiques: d’abord ce sont des aspects de la structure sociale, et ensuite ils facilitent l’action des acteurs individuels ou collectifs au sein de la structure. Ils rendent réalisables certaines finalités qui seraient impossibles sans eux ». Ainsi JS. Coleman a une vision fonctionnaliste du capital social. C’est les caractéristiques sociales qui facilitent l’action, les « roulements à bille » de l’organisation. Il met l’accent sur la confiance créée par le capital social, à travers le contrôle social informel sur les actions (transactions sur les diamants, protection des mineurs en Israël). Ces exemples mettent en avant la transformation potentielle du capital social en capital économique (réduction des coûts de transaction ou de contrôle).
Cette diminution des coûts de transaction se ressent aussi dans le secteur mutualiste. Par exemple, la gestion par la communauté de sa propre protection permet de diminuer les fraudes.Ayant travaillé dans plusieurs entreprises j’ai pu constaté deux attitudes différentes des tiers interrogés lors des enquêtes sur des cas litigieux: l’abri derrière le formalisme lorsqu’il s’agissait de répondre à un assureur capitaliste, et un appui informel lorsqu’il s’agissait de répondre à un assureur mutualiste
Putnam et l’approche fonctionnaliste pour la collectivité
Putnam opte aussi pour cette approche fonctionnaliste [1993 – p2] « le capital social se rapporte aux caractéristiques de l’organisation sociale, réseaux, normes et confiance qui facilitent la coordination et la coopération pour un bénéfice mutuel. Le capital social améliore les résultats des investissements en hommes et en capitaux ».Il est bien plus facile de travailler ensemble dans une communauté qui a un capital social important. On reconnaît à Putnam l’apport d’avoir distingué les différentes composantes du capital social : Le réseau, la confiance, les normes.Ces notions seront reprises dans le texte de 1995 « Bowling Alone »
Dans ce courant américain figure le sous-jacent d’efficacité pour atteindre un but. Ceci est particulièrement illustré par la citation de David Hume utilisée par Putnam en préambule de son article. « Votre blé est mûr aujourd’hui, le mien le sera demain. Ce serait bénéfique pour nous deux que je travaille aujourd’hui avec vous, et que vous puissiez venir à mon aide demain» et «Les saison passent, et nous perdons tous deux nos récoltes, faute de confiance mutuelle et de certitude de réciprocité.»Ceci est une traduction personnelle du texte « Your corn is ripe today; mine will be so tomorrow. ‘Tis profitable for us both, that I should labour with you today, and that you should aid me tomorrow ». Mais la confiance n’existe pas et « The seasons change; and both of us lose our harvests for want of mutual confidence and security. »
Du capital social au lien informel
Dans toutes ces définitions, c’est les liens informels qui tissent, à travers les réseaux qu’ils créent et les normes qu’ils véhiculent, la trame du capital social utile au collectif.
De Pierre Bourdieu retenons l’aspect instrumental et volontaire de la formation des liens, ce que Norbert Alter désigne comme « la volonté de s’investir dans un élan : celui qui mène à l’autre », l’identification mutuelle nécessaire à l’échange car à l’intérieur d’un réseau social circulent de nombreux échanges qui ne peuvent être assimilés à des transactions. [ALTER N. – 2009, p 27].
Retenons également des définitions américaines l’aspect résultat fonctionnel, pour considérer les liens informels comme véhicules destinés à fluidifier les coopérations présentes et futures.
Cette vision d’échanges de don et de paroles pour la création de la fluidité future, est également celle que m’a évoquée une interviewée lors d’une de mes enquêtes.
Femme – Dirigeante – « Il faut rester dans les justes limites, mais il est important d’aller échanger avec les autres. Certains disent, oui mais on est pas mis en travail productif. Je vais pas sortir un livrable, ce n’est pas matérialisable tout de suite. Mais les échanges que je vais avoir avec les uns, avec les autres vont faire qu’à un moment donné, quand on va se trouver en réunion, on va être plus productif parce qu’on aura plaisir à être ensemble. C’est pas négligeable, c’est aussi une forme de travail.»
La définition donnée par l’interviewée a le mérite d’ajouter explicitement, à celle des trois auteurs référents, le plaisir d’être ensemble, d’être bien dans sa « nous peau » qui fait la différence de qualité dans la fluidité de l’action et l’efficacité du lien informel.
L’interdépendance des genres
Les deux types de liens s’engendrent mutuellement : l’entreprise, par la création de moments de rencontre et d’interaction, est un des lieux privilégié dans lesquels se développent ces liens sociaux et crée ainsi ses propres réseaux informels. Le lien de subordination se teinte aussi, au fur et à mesure des interactions réussies, d’une couleur de relation personnelle.
Réciproquement, le monde des liens de solidarité, par exemple dans le secteur associatif, conduit à la création d’activités économiques. Les valeurs partagées par un collectif informel, la solidarité démocratique, permettent de rassembler le capital social individuel en un capital social collectif uni autour d’un projet commun [BUCOLO E. et LAVILLE J.L. – 2006]. Mais pour que l’action commune puisse vraiment se pérenniser, au-delà de la stabilisation des relations au sein du groupe à travers des règles formelles, l’organisation économique du projet doit être mise en place.
Dès lors que l’arme de l’action, organisation en mutuelle ou association, intervient dans le monde économique, elle est contrainte de se plier à ses règles: contrat de travail, contrat d’assurances. Les liens solidaires porteurs du projet initial génèrent alors les liens formels des salariés des mutuelles.
Cette dichotomie pourrait être l’un des éléments explicatif de la tension visible dans le fonctionnement des entreprises. Il ne serait pas absurde d’émettre l’hypothèse que la culture nouvelle, en véhiculant la croyance de légitimité du pouvoir de l’expertise, justifiée par la complexification des lois, des outils et de l’environnement … finisse par reboucler sur l’hégémonie des liens informels du corporatisme !
Ainsi il y a interpénétration constante entre l’économique et le non économique [ALTER N. – 2009 et [GRANOVETTER M. – 2005]. L’observation des entreprises met en lumière la danse des liens. Les initiatives managériales s’appuyant sur les liens formels sont esquivées par les collectifs au nom de l’influence des valeurs de solidarité, mais ces mêmes liens formels sont accompagnés dans leur action par le soutien de structures informelles, habitées également par l’esprit de solidarité.
La danse des liens au sein de l’entreprise
Seuls les liens formels sont reconnus économiquement et socialement, et quantifiés dans leurs résultats. Ils sont fils de la croyance en la rationalité.
- Ils se veulent « justes et vrais » par l’impersonnalité du jugement assis sur l’objectivité de la statistique et de la mesure. Ces jugements permettent de délivrer récompenses et sanctions censées commander aux comportements des agents par l’effet mécanique des forces des désirs et des craintes.
- Ils servent les objectifs économiques de création de valeur plus grande que les ressources consommées mesurables pour leur production.
Ces liens formels coexistent et cohabitent avec leur ombre : les liens informels, fils de l’irrationalité et du don.
- Ils se veulent « bons » par la qualité des affects qui relient les sujets, assis sur la non mesure des résultats que demande la confiance.
- Ils permettent aux acteurs d’avoir le comportement de fluidité dans la coopération nécessaire à la bonne marche de l’entreprise.
- Ils suivent des objectifs de création d’existence collective plus grande que les libertés individuelles qu’ils consument.
La prédominance du rationnel s’étend chaque jour. Fleurissent ainsi des outils, toujours plus complexes, et avec eux les corporations toujours plus spécialisées, nés des croyances managériales aux normes et mesures.
A chaque innovation managériale dogmatique, les réseaux de liens informels peuvent se renforcer ou s’emparer de l’initiative, prenant l’organisation à son propre jeu de domination des comportements. Les collectifs transforment alors les moyens statistiques et outils de mesure – en finalité de leur action, sans changement des comportements sous-jacents.
Toutefois, les liens informels peuvent parfaitement servir les objectifs de l’organisation formelle. Leur efficacité dans la transmission des informations et savoirs est reconnue, comme leur effet dans le respect des normes non écrites qu’ils se construisent et comme leur capacité à optimiser la productivité par maintien des forces de désir au travail.
Ils ignorent l’organisation dans ses besoins d’évolution ou dans sa dimension dépassant les clans. En cela ils peuvent s’opposer aux objectifs de l’entreprise. Ils sont totalement immoraux au sens sociétal, car le clan se partage les ressources, en restant partiellement aveugle à son environnement externe.
Toute modification de leur structure peut entraîner une modification profonde du fonctionnement de l’entreprise et donc de sa performance économique.
La tension née de la danse des liens contraint l’entreprise à vivre son évolution au rythme de leur éternel duo.
Ghislaine ROYER
Bibliographie
ALTER Norbert – 2009 – Donner et prendre, la coopération en entreprise, Paris: Éd. la découverte – Collection bibliothèque du M.A.U.S.S.- France
BECK Ulrich – 2001 – La société du risque, sur la voie d’une autre modernité, traduit par Laure Bernardi – Aubier – Collection Alto – France
BOUSSARD Valérie – 2005 – Qui fait la gestion ? In Au nom de la norme les dispositifs de gestion entre normes organisationnelles et normes professionnelles – pp. 11-35 – Collection Logiques Sociales. Série Sociologie de la Gestion – L’Harmattan – France
BOURDIEU Pierre -1980 -. Le capital social. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 31, janvier 1980. Le capital social. pp. 2-3. – France
BOUSSARD Valérie – 2009 – L’incontournable évaluation des performances individuelles entre l’invention d’un modèle idéologique et la diffusion de dispositifs pratiques – Nouvelle Revue de Psychologie – France
BUCOLO Elisabeth et LAVILLE Jean-Louis – 2006 – Capital social et Economie solidaire – In Le capital social: performance, équité et réciprocité sous la direction de Antoine Bevort et Michel Lallement – pp. 264-273- Éd. la découverte – Collection bibliothèque du M.A.U.S.S – France.
COHENDET P., CREPLET F. et DUPOUET O. – 2003 – Innovation organisationnelle, communautés de pratique et communautés épistémiques: le cas de Linux – Revue française de gestion 2003/5, n° 146, pp. 99-121.
COLEMAN James S. – 1988 – Social capital in the creation of Human Capital – The American Journal of Sociology, Vol.94, Supplement: Organizations and Institutions: Sociological and Economic Approaches to the Analysis of Social Structure – pp. S95-S120, The University of Chicago Press – USA
CROZIER Michel & FRIEDBERG Erhard, 1977, L’acteur et le système,Editions du Seuil, Paris.
DEMAZIERE Didier et HORN François et JULLIEN Nicolas – 2005 – Le travail des développeurs de logiciels libres., la mobilisation dans des « communautés distantes » – Publié dans les « Cahiers lillois d’économie et de sociologie 2e semestre, 46 (2005) pp. 171-194
DURKHEIM Emile – 1893 – De la division du travail social – édition électronique de Jean-Marie Tremblay, revue et corrigée avec ajout des mots grecs manquants par Bertrand Gibier – Les classiques des sciences sociales -. Chicoutimi – Canada
ETZIONI Amitai – 1964 – Les organisations modernes – traduction française par Anne Lagneau. – Sociologie Nouvelle – France
FORSE Michel – 1981 -. La sociabilité. In: Economie et statistique, N°132, Avril 1981. Collectivités locales / Le commerce en 1980 / La taille et le poids des Français. pp. 39-48.
GRANOVETTER Mark – 2005 -The Impact of Social Structure on Economic Outcomes / The Journal of Economic Perspectives, Vol. 19, No. 1 (Winter, 2005), pp. 33-50 / Edité par American Economic Association – USA
HOLCMAN R.- 2009 – Responsabilité, irresponsabilité, pouvoir Réflexions sur la relation hiérarchique – Revue française de gestion 2009/6, n° 196, pp. 67-80
PARODI Maxime -2000 – La lente évolution de la sociabilité. In: Revue de l’OFCE. N°73, 2000. pp. 277-286 – France
PUTNAM Robert D – 1993 – “The Prosperous Community,” The American Prospect vol. 4 no. 13, March 21 – USA
VERGNIES Jean-Frédéric -2006- Quand les organisations s’aveuglent… ,Entretien avec Pierre Tripier – Formation emploi – Numéro 93 (Janvier-Mars 2006) Au delà du genre, l’insertion, pp. 115-120 – France